Contrairement à ce que de nombreux discours nous font croire, la crise alimentaire actuelle n’est pas un problème de quantité. Elle est d’abord un problème de politique agraire. Elle marque l’échec du modèle de la révolution verte, ainsi que des politiques encouragées depuis trente ans par la Banque mondiale (BM), le Fonds monétaire international (FMI) et l’organisation mondiale du commerce (OMC).
Dès les années 70, beaucoup de pays en développement ont dû abandonner leurs programmes de recherche et de soutien à l’agriculture dans le cadre des politiques d’ajustement structurel. La notion de sécurité alimentaire est passée au second plan. Et les mesures visant à constituer des réserves de nourriture pour stabiliser les prix, par exemple, ont dû être abandonnées sous la pression des bailleurs de fonds. Dans les années 90, les accords de l’OMC ont entraîné une deuxième vague de libéralisation. Les gouvernements des pays en développement ont supprimé les taxes douanières et ouvert leurs marchés aux importations étrangères. Le résultat a été double. Premièrement, les marchés locaux ont été inondés de produits subventionnés des pays riches. Au Cameroun par exemple, des milliers d’éleveurs ont été ruinés par l’importation de poulets surgelés. Vendus 1.5 fois moins cher, grâce aux subventions à l’exportation de l’Union européenne, ces poulets ont entraîné un dumping des prix auquel les aviculteurs locaux n’ont pu faire face.
La seconde conséquence des accords de l’OMC a été d’encourager l’agriculture d’exportation. Au lieu de soutenir les cultures locales, les gouvernements ont encouragé la production d’aliments et de matières premières pour l’exportation vers les pays industrialisés. Résultat de cette évolution: aujourd’hui 70% des pays en développement sont devenus des importateurs nets d’aliments de base. La sécurité alimentaire n’est plus garantie et les économies sont particulièrement vulnérables aux fluctuations des prix sur le marché mondial.
Aujourd’hui, on estime à 100 millions le nombre de «nouveaux pauvres» qui vont s’ajouter aux 950 millions de personnes qui souffrent de sous-alimentation chronique. Ces nouveaux pauvres ne peuvent plus acheter les aliments de base, devenus trop chers. Alors, dans cette crise, qui sont les gagnants?
Les gagnants de la crise
Au Sommet de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), qui s’est tenu début juin à Rome, les producteurs des pays en développement ont dénoncé l’opacité et les dérives d’un système qui a transformé la nourriture en simple bien marchand. L’exemple de Banyat Thongdeenok, paysan de Chiang Rai (nord de la Thaïlande), est parlant: l’année dernière, il obtenait 10’000 bhats pour une tonne de riz. Cette année, le prix payé aux paysans a chuté à 9’600 bhats, alors même que les consommateurs thaïlandais payent le riz trois fois plus cher. Pour s’opposer à cette chute des prix, Banyat Thongdeenok a bloqué, avec 1’000 autres riziculteurs, une route nationale le 12 mai. Sans résultat. Comment expliquer que les paysans touchent moins, alors que les consommateurs paient trois fois plus? Il y a bien sûr la spéculation qui s’est développée au rythme de la crise. Il y a également les profits décuplés des sociétés transnationales de l’agro-alimentaire. Cargill, par exemple, est le plus grand négociant de céréales au monde. La firme «achète les matières premières, par exemple blé, orge et mais, graines de colza et de tournesol, auprès des coopératives et négociants. Puis assure l’acheminement par camions, trains, péniches et navires à destination de ses clients et des usines de transformation de Cargill» (citation du site www.cargillfrance.com). Un commerce hautement profitable puisqu’au cours du premier trimestre de 2008, en pleine crise alimentaire, les profits de Cargill ont augmenté de 86%. Les autres firmes ne sont pas en reste. En 2007, début de la crise, les profits d’ADM (soja, blé et cacao principalement) ont augmenté de 67%, ceux de Congara de 30% et ceux de Bunge de 49%. Même phénomène dans le secteur des engrais: Mosaic Corporation, une filiale de Cargill qui contrôle une part importante de la production mondiale de potasse (un engrais) a doublé ses bénéfices l’an dernier [chiffres issus de l’article «Making a killing from hunger», publiés par l’organisation GRAIN (Genetic Resources Action International)].
Face à cette marchandisation de l’alimentation, il est nécessaire de replacer les agriculteurs, et la notion de souveraineté alimentaire au centre des réflexions. Une exigence défendue depuis des années par des associations paysannes et des organisations non-gouvernementales, mais que les chefs d’Etat, réunis début juin à Rome, n’ont toujours pas entendue. Pourtant, il y a urgence.