Le terme « précariat » est en vogue désormais. Institutionnalisé dans les pratiques et les discours, il renvoie à une précarité de masse, transversale à l’entier du salariat et installée durablement. Une manière de consacrer ce triste état de fait, mais aussi d’en faire enfin un enjeu social et politique à part entière.
Jusque dans les années 1980-90, le salariat, cette forme quasi hégémonique des rapports de travail, et qui à ses débuts écrasait de tout son poids les masses laborieuses, bien qu’elle maintenait le travailleur dans une forme de subordination au capital, garantissait en échange une certaine protection. Economique bien sûr, mais également sociale. Le salariat relevant d’un emploi stable, fondé sur un contrat à durée déterminée, un revenu fixe, et un taux d’occupation à 100%, cette forme d’emploi était synonyme de sécurité. C’est du moins ainsi qu’il était présenté et défendu.
La précarité devenue durable
Or, depuis une trentaine d’année, avec la crise, la montée du chômage de masse et de longue durée, la mondialisation des échanges et la mise en concurrence à un niveau transnational des activités économiques, la donne change. On réalise que la «sécurité» de l’emploi salarié n’est pas un acquis, et que la conjoncture économique se révèle déterminante pour le maintien des conditions d’emploi. Et parallèlement se développent se que l’on nomme les catégories précaires d’emploi: emplois temporaires, à temps partiel ou à durée déterminée entre autres. Et ce qui a longtemps été conçu comme des situations provisoires, ou un «tremplin» dans certains cas pour une carrière professionnelle (cf. Pages de gauche n°57) s’avèrent s’être installées de manière durable dans le panorama du monde du travail, ou s’être quasiment généralisées dans certains secteurs ou pour des catégories données de salariés. Ainsi le précariat serait à tous les égards une nouvelle forme d’emploi, et non pas un simple «accroc» durant une carrière, ou une situation temporaire en attendant des jours meilleurs.
A ce titre, il s’agit de considérer l’énorme bassin de pression que représente la masse des chômeurs pour les salarié-e-s de tous les pays. Les conditions que nous vous offrons ne vous conviennent pas? Pas de problème, il y a suffisamment de gens qui n’attendent qu’un coup de fil pour prendre votre place, et ce à n’importe quelles conditions… Peu importe qui prendra la place, la précarité, elle, est au rendez-vous. Et agiter la menace de délocaliser le lieu de recrutement en Chine, ou ailleurs, relève de la même logique. Le dumping social créé de la sorte est évidemment savamment entretenu et orchestré par le patronat, tout-à-fait conscient de tenir le couteau par le manche… Difficile, dans ces conditions de voir à terme une sortie de cet état de fait, tant le concept-même de précariat semble faire partie intégrante des rouages de l’économie néo-libérale, et fait par conséquent le jeu des patrons.
Diversité ou éclatement ?
Autre trait saillant du précariat: la diversité de sa base. Quiconque veut trouver au sein du précariat une accroche pour replacer celui-ci dans une perspective de classe se heurte en premier lieu à l’hétérogénéité de ses composantes. Le précariat est composé de femmes, de jeunes, de vieux. D’ouvriers, certes, mais aussi de personnel de maison, de travailleurs temporaires, de chômeurs-ses de longue durée, de diplômés, de journalistes, d’enseignants, etc. Un statut, le précariat, qui balaie tous les secteurs d’activité, toutes les classes d’âge, les types d’emploi. Un statut dont les incidences ne se limitent pas aux strictes difficultés économiques: problèmes de santé, marginalisation, insécurité sociale, incapacité à s’imaginer un avenir. Sans parler des retombées politiques. Combien de chômeurs ne trouveront-ils plus jamais de travail dans leur secteur de compétences? Combien de jeunes commencent leur carrière par un emploi précaire ? Combien de diplômés restent-ils sur le carreau, empêchés qu’ils sont de trouver un emploi en relation avec leurs formation et qualifications? Que dire de la situation professionnelle des sans-papiers? Et surtout, comment parler de classe, vu que l’on est en tout état de fait dans un rapport de classe, lorsqu’apparemment rien ne semble rapprocher ces gens ? Sans oublier, comme dit plus haut, que la concurrence «horizontale», i.e. entre deux personnes aspirant au même poste, est devenue acharnée, portant par là-même atteinte à la solidarité nécessaire et à la base de toute conscience de classe…
Mais il existe déjà quelques précédents, comme les manifestations de soutien aux sans-papiers sous nos latitudes, ou les manifestations contre le CPE et la révolte des intermittents du spectacle en France. Comme le dit François Schreuer, dans la Revue Politique (octobre 2006), il est des raisons d’être optimiste: «Le développement de nouvelles solidarités entre précaires de tous bords relève (…) de pratiques minoritaires peu visibles et souvent inscrites dans le cadre d’une action militante. Ces pratiques manifestent cependant une vivacité et une récurrence qui les rendent significatives. De façon plus générale, la précarité est en train de devenir une identité collective».